Noir journal pour une sombre époque

Ramdam, infecte ville pour ceux que l'esprit menait au-delà du vice et des vanités de l'Homme, cité de dégoût et pessimisme pour cette ombre apathique à l'éternelle figure sinistre.

L'hiver rude et tueur flottait dans l'air, lacérant de ses lames glacée les poumons déjà paralysés par la violence aigüe des monstrueuses vagues de froid qui déferlaient avec frénésie depuis le triste ciel en proie à la tempête, au large de toute terre paisible. En cette saison de mort indolente, la Camarde paraissait aux esprits endoloris comme une douce amante aux bras exquis. Souvent une âme trop triste de l'amère de la vie, se laissait charmer, bercer puis emporter au plus profond des abysses par la noire sirène au long linceul putride.
Le soleil perçait à peine l'épaisse couche grisâtre, on ne perçevait qu'une frêle lumière brisée par la neige soulevée par d'âpres bourrasques, ces débiles rayons s'en allaient avec pathétisme s'écraser et mourir sur la terre aride de toute chaleur. Tristes jours, que ces jours où la lumière était réduite en cendre.

Il fut une époque où un tel hiver aurait pu en abattre plus d'un, Estrella le savait bien, elle avait connu des époques de famines. Mais le chaotique agglomérat de tôles aux toits fumants et de fous avait fini par ressembler à une véritable communauté, où les individus ne mourraient ni de froid, ni de faim, mais emportés par leurs excès de drogues et de démences.
Dans les rues désertées la reine des ombres marchait, semblant indifférente à toute notion de sensation. Ses cheveux de jais, balayés par les vents chargés de poudre, s'étaient parés d'une légère étoffe lactescente. La peau de son froid visage, d'un blanc spectrale, se fondait dans ce paysage de glace et de mort, mise à part ses yeux toujours enflammés de la même singulière teinte ocre.
Dans son élément, Estrella marchait, nonchalante, sachant où trouver Eirikur qui conservait avec insolence l'instrument de son esprit : un épais journal aussi noir que les écrits qui composaient ses entrailles.

Deux yeux chauds le toisaient, tiédissant l’arrière de son crâne transi. Il se retourna, plongea son triptyque d’iris dans les deux orbites larmoyant de froid.

- Qui… ?

Frêle, diaphane, efflanquée dans ses oripeaux laiteux. Insolente, corrosive, ardente sous ses mèches charbon. Gravés, dans ses chairs, les stigmates des sévices endurées.


Un sourire suinta à aux lèvres gercées de l’albinos casqué.

- Je sais pourquoi tu es là…esclave

Le sourire se fit rictus. La gelée mordante, peut-être. Dans un infime tressautement, trois paupières se fermèrent. Se rouvrirent aussitôt.

- Suis-moi.

***

La porte grinça plaintivement en s’ouvrant. Craqua tragiquement en se fermant.

Frêle amas de débris, où le vent rugissait autant qu’à l’extérieur. S’insinuant par les interstices des charpentes, tournoyant à travers l’antre, ressortant comme il était venu. Gelé.
Pas de mobilier, un sol de terre boueuse et miasmatique. Pas de paillasse, mais une large planche vermoulue surnageant dans la fange.

Brunis de glaise gisaient quelques objets épars, ici une fiole brisée, plus loin un carquois corrodé, là un reste de repas. Suspendu au toit de tôle rouillée et de paille souillée de pluie acide, un vautour empaillé se balançait. Un œil manquant, l’autre torve. Les plumes grasses et maculées de sang noir.

Dans ses serres putrides à jamais raidies, un calepin fermé.


Qu’Eirikur désigna d’un mouvement de son œil surnuméraire.

- Parle m’en. Sapiens.

L'esprit marqué par la torture et la souffrance, Estrella avait oubliée l'immonde visage du mutant. Dés que les yeux ocres de l'ombre avaient croisé la figure aux trois regards, elle avait été dégoûté même si une lueur d'intérêt s'alluma pour cet être détaché des habituelles créatures de la cité.

"...esclave."

Les traits immobiles d'Estrella frémirent sous la montée d'un bourgeons de colère. Mais la singularité ce qu'il lui faisait face éveillait d'avantage sa curiosité plutôt que sa haine : même s'il restait un créature, il n'était pas semblable à la masse des autres avides de drogues et de débauche inféconde pour l'esprit. Néanmoins, ce sinistre amas de chair ne pouvait prétendre à aucune estime.
Les patibulaires mouvements du visage du mutant poussèrent l'ancienne guerrière à mettre fin à cette sinistre existence, pour que plus jamais cette affreuse vision ne viennent agresser les sens de l'ombre.

"Suis moi."

La pulsion de violence se résorba dans son coeur quasi-inerte. Et d'un pas solide elle emboita la démarche du mutant.

***

L'allure de la cabane ne pouvait troubler Estrella, le sentiment de bientôt retrouver son seul bien occupait totalement son esprit. Seul le sépulcral volatile attira son oeil acide, le simple simple regard tourna à la véritable obsession, déchirant de ses yeux chaque partie du morbide animal, sans pourtant éprouver le moindre sentiment.

Il était là.

Désormais ravagé par le temps, la couverture tâcheté de quelques goutte de sang de son auteur.

D'un geste vif et précis, elle l'arracha de la poigne endolorie d'Eirikur.

-Parle m'en, Sapiens.

Estrella ne répondit pas, ouvrant une page au hasard, s'enivrant de la démence, du génie ou de la beauté de ces écrits. Puis, suivant un sourire narquois, quelques paroles furent lancées avec dédain :

-Peut-il comprendre ?

La fille répudiée de Gaïa transpirait le mépris. Tous ses pores exsudaient la suffisance. Celle de tous les parasites de sa race, ceux-là même qui balafrèrent la Terre mère de plaies asphaltées, ceux-là même qui asphyxièrent les abysses. Ceux qui outragèrent la création, raillèrent et décimèrent ceux de sa race.

L’arrogance du médiocre, la morgue du parvenu.

Le sang battait ses tempes.

D’un geste d’exaspération fiévreuse, il arracha le carnet noirci des mains viciées de la lectrice.

Elle sursauta, planta deux charbons ardents dans trois globes haineux.

Eirikur glissa le manuscrit dans une poche décousue de ses haillons crottés.
Saisit le poignet d’Estrella. Il le serra. Fort. Il était fluet, froid. Vulnérable.

Approchant son visage de celui de la quémandante, il lui crachait, malgré lui, des volutes de fumée blanchâtre. Le froid, toujours.

- Dis-moi. Tout. Maintenant.

Triste créature qui sous ses yeux suintait l'agacement et la colère. Estrella le sondait, fixant les trois globes tout en masquant l'écœurement qu'elle pouvait éprouver face à tel monstre.

Soudain, une main vivace attrapa des mains distraites de la femme, l'objet de convoitise des deux partis. Les yeux d'Estrella s'enflammèrent, et son regard tel celui du serpent, elle se prépara à mordre de ses crocs aiguisés l'animal piégé dans son antre.
Il était armé.
La flamme de haine consuma le charbon de la violence, alors seuls restaient les braises de la colère, tout aussi promptes à raviver un brasier qu'un éclair à brûler une forêt de fragiles pins.

L'immonde animal approcha sa gueule de charognard aux putrides effluves de chairs mortes, de l'impassible figure aux traits crispés par une sinistre colère retenue. La bête cracha sur le visage spectral une insupportable haleine emplit de venin.
La poigne d'Estrella se serra, agitée de discrètes convulsions à la funeste signification.

"Dis-moi. Tout..."

L'agitation qui animait le corps prêt à tuer se calma nette. Le mutant désirait avec force comprendre le sens des écrits de Vlad Stauker et d'Estrella, et seule cette dernière pouvait enseigner si complexe sciences et idées à ces créatures, qui, comme un tas de verrues, grouillaient sur le corps de l'Ordre vaincu.
Un sourire pincé anima les traits de la blanche dame, elle allait peut être pouvoir re-utiliser cette vieille idéologie déchue, pour ses propres intérêts. Puis, sortant avec sévérité de son intolérable rêve, et lorgna la calculable impatience d'Eirikur, lui recracha son poison sous forme d'une offensante parole sur le même ton de dédain :

-Fait la preuve que tu es plus qu'une créature humaine sans intérêt, et peut être t'accorderais-je mon temps. Mais jusque là, tu n'es rien pour moi.

Et elle ouvrit la porte, comme pour retourner dans l'air glacial et assassin.