Balade aux cuisines

Le contraste entre l’intérieur et l’extérieur était flagrant. Le froid hivernal prenait déjà un malin plaisir à s'insinuer dans le moindre pli de vêtements, mais elle ne semblait pas en souffrir. Au contraire, ça lui donnait bonne mine, les joues rougies, le bout du nez retroussé, le regard pétillant de vie.
Malgré ses origines australiennes, la jeune femme ne supportait pas la chaleur, elle était à l’agonie pendant les saisons chaudes. Il lui suffisait d’y repenser pour sourire face au mauvais temps même si comme tout le monde elle n'était pas insensible au froid.

Elle marchait à côté de lui les mains dans les poches, le suivant tranquillement sans trop savoir où les cuisines pouvaient se trouver, si c’était loin du bar ou non. Leurs pas raisonnaient sur le sol encore humide, et l’orage un peu plus loin continuait de gronder sous un épais manteau sombre.
Elle était calme, son tempérament colérique c’était apaisé. Bizarrement…Son côté placide, un peu blasé de tout, peut-être contagieux, c'était inexpliquable.
Cette promenade avait du bon, pouvoir faire simplement connaissance, bavarder de tout et de rien aussi tranquillement que dans le bar le premier jour, mais en espérant cette fois-ci ne pas être dérangés de manière si irritante.
Mais avant cela elle s'assura :

J’espère que tes "contrariétés" n’ont rien à voir avec cet Aaron…ou même Shazam ? T’as pas fait de mauvaises rencontres au moins en quittant la vigie ce matin ? Si ça touche un écorcheur je préfèrerais que tu me le dises carrément !

Hans menait la marche, la main gauche enfoncée dans sa poche autant que possible, la droite tirant à intervalles réguliers sur son bâtonnet de viande séchée. Bientôt il sortirait ses mitaines élimées, mais pour l'instant la température restait supportable. Surtout pour le peu de trajet qu'ils avaient à parcourir, les cuisines étant attenantes au bâtiment principal. A ses côtés, Cendre-Lune semblait à son aise malgré une légère tension lorsqu'elle posa sa question. Elle attendait visiblement une réponse mais il laissa volontairement la réponse en suspend, il ne s'y attendait pas, pas à tout ce que cela pouvait impliquer en tout cas.

Il se décida enfin à répondre, ça n'était pas une fois arrivé qu'il aurait encore le loisir de le faire. Et mine de rien il avait quelques reste de courtoisie enfouis au fond de lui. Il saisit son coupe faim entre son pouce et son index et fit inconsciemment des moulinets de poignets tout en répondant, tel un chef d'orchestre de pacotille.

Les écorcheurs ? Non, non... Pourquoi ?

Quand il eut fini, il compris aussitôt qu'il avait été trop évasif, il se senti obligé d'aller un peu plus loin. Après tout quelle espèce d'importance est ce que ça pouvait bien avoir?

C'est juste que je suis censé m'entraîner au combat dans pas longtemps, et que ... Je me pose des questions quoi.

Prends à droite, l'entrée est derrière, à côté des stocks.

Est-ce qu’il prenait le temps de mâcher ce qu’il mangeait avant de répondre ou est-ce que la question le mettait tout simplement mal à l’aise ? Y’avait-il eu un problème finalement ?!!
C’était difficile de savoir, surtout qu’elle ne le voyait que de profil. Impossible de distinguer ses expressions surtout qu’il semblait bien souvent avoir la même la plupart du temps.
C’était comme si il passait son temps à réfléchir, à se perdre dans ses pensées, à se parler à lui-même. Elle avait remarqué qu’il était peu loquace et ne s’exprimait que si nécessaire. Une attitude qui la changeait des « m’as-tu vu » de bas étages qu’elle exécrait.
Elle aurait aimé comprendre pourquoi il était différent, pourquoi elle n’avait pas envie de lui faire du mal comme avec tous les autres de son sexe. Même pas l’idée d’un sarcasme ne lui était venue depuis qu’elle l’avait rencontré. Tout ça l’intriguait énormément.

Il finit par répondre. Pas d’écorcheurs ! Ah…tant mieux…c’était bête mais elle se sentait soulagée. Bien qu’elle ne craignait pas grand-chose, l’idée de devoir se frotter à eux ne l’enchantait guère.
D’ailleurs depuis son arrivée à Ramdam elle n’avait plus reparlé à Shazam, elle évitait au mieux le donneur de flingue et quant à Raven elle ne la cherchait même plus sous ses multiples apparences.

Un entraînement au combat…c’était donc ça ! Mais pourquoi ? Des questions ? Quel genre de question pouvait bien susciter un entraînement de la sorte ?

Ecouter, apprendre, se prendre des coups, en donner, suivre son instinct, anticiper, assimiler, restituer….Pour elle c’était une suite logique de choses à faire, elle n’y voyait pas matière à réflexion. Elle se battait et s’entraînait depuis si longtemps pour survivre à l’extérieur depuis leur rencontre avec Herman and Co, que cela faisait partie intégrante de sa vie maintenant. D’ailleurs elle continuait de s’entraîner seule, pas besoin de motivation particulière ni de raison.

Elle était toujours aussi curieuse, sa vingtaine et des poussières peut-être. Elle prit à droite comme il venait de le lui indiquer. Puis elle le dépassa pour se mettre face à lui en marchant à reculons, les mains toujours fourrées dans les poches comme un garçon manqué et lui demanda sans penser si il avait envie ou pas d’approfondir le sujet.

Qu’est-ce qui t’embête ? T’as jamais fait ce genre d’entraînement ?

Finalement il aurait peut être dû la fermer, constat toujours tardif malheureusement mais il ne pouvait s'empêcher de le faire. Une fois encore il retarda sa réponse, qu'est ce qui pouvait bien interesser Cendre-Lune à ce sujet, elle n'avait aucun problème de ce côté là elle ? Il finit par s'arrêter, surtout pour lui éviter de s'étaler quand ses pieds se prendraient dans l'avancée en planches devant le batiment, quelques pas plus loin.

Nan, j'ai jamais eu besoin... Comme je te l'ai dis l'autre jour j'ai pas le physique et je m'en porte pas plus mal.

Il avala le bout de viande qu'il avait stocké dans un coin pour répondre et repris.

Ecoute... Mon boulot, c'est faire à manger pour les gens, ça me plait, et j'essaye de bien le faire. C'est pas de me colter à d'éventuels assayants. Je suis une brèle dès qu'il s'agit de me battre, je l'ai toujours été et je m'en fout pas mal. Combien de temps il faudrait pour que je sois ne serait ce que dans la moyenne. Combien de temps alors que je serait plus utile ailleurs...

En plus je risque d'être le plus mauvais du lot, rien de bien réjouissant quoi.

Quand il s’arrêta elle fit automatiquement la même chose. Manifestement elle s’était montrée trop curieuse, mais c’était un peu tardivement qu’elle en prenait conscience, comme souvent. Au ton de sa réponse elle comprit que le sujet était délicat.
Elle s’adossa contre le mur du bâtiment, un peu embêtée. Elle cherchait le moyen de répondre sans plus le brusquer, mais il lui était difficile d’aller vraiment dans son sens, même si elle comprenait en partie son point de vue.

Oui je vois…

Elle regardait droit devant elle sans fixer quelque chose de précis, juste cherchant et pesant ses mots avant de continuer, afin que son argumentaire ne soit pas trop vain.

Mais… tu sais avoir des bases ce n’est pas forcément inutile, même si t’as le sentiment de perdre ton temps. Sans penser à d’éventuels envahisseurs y’a des dangereux ici, camés en plus. C’est la pire des espèces parce qu’on ne sait jamais ce qui leur passe par la tête.
T’es jamais à l’abri d’un con qui s’est levé du pied gauche. Ou pire imagine un de ces dégénérés pervers là bas qui en veut à ton cul !

Elle frisa le nez avec un air de profond dégoût comme si elle venait de se passer le film mentalement. Elle secoua légèrement la tête pour chasser ces images qu'elle venait de quitter et continua…

Sans devenir une machine de guerre, savoir se préserver un minimum ça a du bon ! Sans compter que si ta passion c’est la cuisine, tu dois veiller à protéger tes mains…et ta vie accessoirement…

Elle lui sourit avant de reprendre plus légèrement.

Et puis te compare pas aux autres, quoiqu’on fasse on rencontre toujours plus fort que soi. Personne n’est invulnérable. Demain tu te feras botter les fesses par un instructeur, et le jour suivant c’est ton instructeur qui mordra la poussière.

Elle se redressa une expression un peu plus sombre sur le visage malgré un léger sourire sans joie.

Et en ce qui concerne les risques d’une attaque extérieure, d’une guerre disons-le, y’aura toujours quelqu’un pour crever à ta place…faut pas t’en faire…à chacun son destin !
Allez changeons de sujet et montre moi ton domaine…

Apparement, Cendre-Lune ne partageait pas sa vision des choses. Quoiqu'elle aurait eu du mal puisqu'il n'avait pas eu l'occasion de lui donner la sienne, juste un aperçu. Hans en était encore à se demander comment il allait présenter les choses quand elle proposa de changer de sujet de conversation, et il en fut soulagé. Le problème était réglé dans l'immédiat, mais il avait bien compris à son discours que c'était un point qui lui tenait à coeur, il se demanda pourquoi et conclut que ça ne changeait pas grand chose de le savoir. Toujours est il que de son point de vue, elle avait donné des arguments qui allaient dans son sens.

Ca doit être une question de point de vue et de vécu, mais t'as raison parlons d'autre chose, j'ai pas l'impression que ce soit un sujet des plus passionnants.

Il se dirigea vers la porte tout en enfournant le reste de son bâtonnet dans sa bouche. Quand il tira sur la poignée, un souffle de chaleur se fit aussitôt sentir par le vide ainsi dégagé. Il fit signe à sa visiteuse de le précéder à l'intérieur.

Si mademoiselle veut bien se donner la peine d'entrer.

De vécu...
A bien regarder ses mains, à sentir les callosités qui marquaient ses paumes alors qu’elle les frottait l’une contre l’autre pour les réchauffer, elle pensait à l’étrangeté des destins.
Aux choix que l’on prenait, à leurs conséquences. Avait-elle à un moment donné choisi d’être ce qu’elle était devenue ? Peut-on lors d’une enfance heureuse décider consciemment un jour de prendre un tel virage et devenir une machine de guerre, une tueuse ?
Lui ne voulait pas ! Sa volonté semblait compter…avait-elle eu ce choix à un moment donné ou bien avait-elle simplement subi le cours des circonstances. Est-ce qu’on les subit vraiment d’ailleurs ?
Que serait-elle devenue si elle n’avait pas du survivre, défendre sa vie, avancer le cœur au prise avec cette douloureuse souffrance qui l’avait rongé à petit feu. Qu’aurait-elle fait de sa vie si elle était restée vivre paisiblement dans les grottes de son enfance ?

La porte s’ouvrit, la chaleur vive vint caresser agréablement son visage, l’extirpant du labyrinthe de ses questions existentielles…Il fallait chasser ces idées noires, profiter de l’instant, du présent puisqu’il était si rarement agréable.
Elle émit un petit rire quand il mit les formes pour l’inciter à entrer la première.

Et ben… ça rigole plus ! Le chef cuistot serait-il plus galant que l’homme du bar ?! Le prestige du titre peut-être ?

Elle pénétra les lieux. La lumière, la chaleur, la diversité des odeurs, tout cela semblait bien accueuillant.

Une fois encore, Cendre-Lune le surpris. Presque à chaque fois qu'il disait ou faisait quelque chose sa réaction n'avait rien à voir avec ce à quoi il s'attendait, en tout cas en était assez éloignée.

Bah, qu'est ce que j'aurais du dire ? T'ordonner d'entrer sur un ton péremptoire ? J'crois pas que t'aurais aprécié non ? Pis eh, c'est pas comme si je connaissais pas ce qu'il y a derrière la porte.

Maintenant qu'ils étaient tous les deux rentrés il ferma la porte et savoura quelques instants la chaleur qui se diffusait dans son corps. Il refusa de faire remarquer à Cendre-Lune que c'était d'autant plus agréable quand le corps avait eu un peu plus froid que de raison au préalable, inutile de relancer le débat. Au même instant ses inspirations successives emplissaient son nez des fragrances emanant des plats en préparations. Mentalement il fit le tri puis secoua la tête lentement. En face d'eux, deux très longues tables en bois munies de bancs, assez hautes elles servaient de plan de travail et n'était pour l'instant pas entièrement occupées. Ca et là un tas d'épluchures en attente, d'autres déchets divers, un petit animal en préparation. Les quelques collègues présents étaient occupés ailleurs sur le moment. Qui dans la réserve, qui tisonnant un feu, qui farfouillant dans les étagères à aromates.

Au delà des plans de travail lacérés par les marques de couteaux et tachés de toutes sortes de matière organique, les dites étagères étaient remplies de boceaux antiques, boites de métal, ou tout autre contenant pouvant accueillir des plantes séchées et des baies de différentes espèces. Sur le mur de droite, la porte des réserves et d'autres étagères, encombrées elles, par les récipients et tout le matériel nécessaire à une cuisine correcte. Correcte pour le désert s'entend. Dans un autre coin, une barrique d'eau fraiche directement reliée à la citerne principale de la cité. Tout le mur de gauche ou presque, était couvert de divers foyer, feus ouverts, poële en fonte, vieille cuisinière à bois etc... C'est de là que partait toute la chaleur, et dans le coin, la porte qui mènait directement à la pièce principale du Zénith. Au dessus du foyer central la cheminée était large et très basse, proche de celle des tullés de certaines régions. Une multitude de crochets, pour la plupart occupés y étaient fixés pour permettre le fumage de la viande.

Hans ne savait pas trop par où commencer à vrai dire. Arrivé ici, il n'avait qu'une envie, se préparer un en cas gouttu.

C’était un lieu à la fois étrange et fascinant.
Ca paraissait sans doute bête de penser ça, ce n’était que des cuisines après tout, mais l’espace était grand et bariolé de toutes sortes d’objets, de toutes sorte de matières et d’odeurs. Tout y était réuni, récolté, organisé dans un unique but. Ca changeait des paquetages emballés et éparpillés un peu n’importe comment, à la va vite dans divers sacs pour répartir les charges pendant leurs errances de nomades.
Elle s’avança légèrement, les yeux détaillants les murs, les tables, les noms presque effacés sur les rangées de bocaux où dépassaient quelques tiges aromatiques. Elle regarda aussi les quelques personnes qui étaient présentes en train de s’affairer mais évita de les distraire. Tout en avançant, elle retira son pull et le noua par les manches autour de sa taille. Elle devait sûrement faire tâche dans ce décor assez douillet, avec ses épaules carrées, sa fine musculature nettement marquée et ses tatouages curvilignes blancs répartis un peu partout sur ses bras. Il faisait chaud, tellement plus chaud qu’ailleurs. Mais ici, pas de fumée à l’odeur suspecte comme dans le bar juste des nuages de vapeur qui faisaient saliver. Elle ressentait comme de la nostalgie. Elle laissa ses doigts effleurer les marques de tranchant sur le bois d’une table, certaines images familières d’une autre vie se rappelant à elle. Soudainement elle lui dit.

C’était délicieux !

Elle se retourna et s’assit sur une des tables en prenant appui sur l’un des bancs qui se présentait à elle.

Ton plat avec le lapin ! Je ne me souvenais plus avoir déjà fait un si bon repas…d’ailleurs rien que d’y repenser ça donne faim…

Elle posa les coudes sur ses genoux, puis la tête entre ses mains...

Je t’envie…avoir une telle créativité. C’est génial !

Ah !

L'interjection tenait plus du rire sec qu'autre chose. Il fallait qu'il l'arrête, c'était sûr maintenant elle devait le prendre pour quelqu'un d'autre... Oh évidemment il recevait les félicitations avec plaisir, mais après tout, n'avait il pas juste remplis sa part du marché. Enfin du paris plutôt. Elle lui avait montré à quel point elle pouvait être une chasseuse de qualité, lui avait profité de l'occasion pour lui montrer ce dont il pouvait être capable.

J't'arrête tout de suite, la créativité n'a rien à voir la dedans. Les recettes existent depuis bien longtemps, au pire quand tu crois inventer quelque chose c'est parce que personne n'a pris le temps de noter la recette quelque part... Ou parce que tout simplement tu en ignorais l'existence.

Il se dirigea vers les réserves et en ressorti une vingtaine de secondes plus tard avec deux pommes. A peine avait il passé la porte qu'il reprenait.

La seule liberté qu'on a c'est dans l'exécution de la recette, un peu comme les zicos avec une partition. Si tu es assez doué, alors le résultat sera probant, sinon... non. Quoique, quand tu as faim peu importe...

Tout en parlant, il s'était approché d'une étagère et en avait sorti un petit couteau aussi usé que le reste, mais aiguisé de frais. Arrivé à la table, il s'assit à califourchon sur le banc et commença à éplucher les fruits.

Enfin... Si y'a bien un domaine ou je suis... Créatif... C'est quand j'intègre les stupéfiants à un plat, mais ça, ça ne t'intéresse pas je crois, alors autant le laisser de côté hein...

Question rhétorique ou pas, Hans ne laissa pas à Cendre-Lune le temps de répondre.

J'te remercie pour le lapin, mais c'était le moins que je puisse faire. Tu avais tenu ta promesse, j'étais impressionné à ce propos, la moindre des choses c'était que je fasse honneur à ton habileté à la chasse. D'ailleurs, une bonne partie de la biche est en train d'être fumée là bas.

Il désigna d'un mouvement de tête la cheminée basse qui servait de fumoir alors que ses mains continuaient de s'agiter sur la première pomme, bientôt entièrement débarrassée de sa peau.

La tête toujours posée entre ses mains, les deux émeraudes cachées entre deux mèches bleues le suivaient dans tous ses mouvements avec amusement.
Il était totalement différent, lui d’habitude tellement en retrait, la mine renfrognée, il semblait totalement libre et jovial, dans son élément. Il allait d’un endroit à un autre, saisissait les objets sans même les regarder, il semblait tout simplement heureux, et bavard même, une vraie métamorphose. Elle étouffa un p’tit rire en constatant tous ces changements surtout que lui ne semblait pas s'en rendre compte. Quand elle put enfin parler à son tour alors qu’il épluchait un fruit avec dextérité, elle se redressa, et bascula en arrière sur les coudes, les jambes croisées, le pied balançant sur un rythme régulier.

Tu sais c’est ça la base de l’Art avec un grand A. Un humain qui reproduit quelque chose avec sa propre vision, sa propre griffe, son âme quoi !
Crois tu que les peintres, les sculpteurs, les artistes qu’ils soient connus ou non, ne se sont pas inspirés de choses déjà existantes ?
Les lignes, les formes, les couleurs, les sons, tout… on les retrouve tous dans la nature, dans la vie. Ce sont des images mentales que l’on se contente de retranscrire et ce qui en fait une chose unique c’est l’émotion que cela suscite chez les autres, c’est tout. J’imagine que pour les valeurs gustatives ça doit être pareil ! Donc t’as pas besoin de te dérober et de jouer ton modeste va.

Elle se redressa. En le regardant droit dans les yeux une pointe d’ironie brillant dans le fond des yeux.

Et en effet, pour moi ta cuisine n’a aucun besoin de « sucre glace » pour être excellente !

Ca sentait bon la pomme se fit-elle comme réflexion avant de poursuivre.

En ce qui concerne les lièvres et la biche, j’avais besoin de me calmer…je n’ai…pas un caractère facile en général...

Elle rougit légèrement, c’était un aveu d’autant plus difficile qu’elle le faisait à un homme, source unique de ses violentes colères.

Enfin bref…tout ça pour dire que ça m’amusait de te ramener ces prises, je me demandais si tu allais te prêter au jeu…et j’avoue que tu m’as épaté ce matin, je ne m’y attendais pas !

Hans écouta la tirade sur l'art avec l'impression que rien ne ferait changer Cendre-Lune d'avis. Elle avait décidé que la cuisine était de l'art, elle n'en démordrait pas quels que soit les argument qu'il opposerait. Merde c'était sa partie la bouffe quand même. Il lacha néanmoins une petite remarque en se levant.

J'y connais rien en sculpture de toute façon...

Sur la table, les deux pommes étaient épluchées, le cuistôt se dirigea vers les casseroles et en choisis une ainsi qu'une poële. Il continua de parler en se dirigeant vers les foyers.

Ceci dit je n'joue pas mon modeste, c'est ce que je pense. J'ai rien fait d'extraordinaire.

Il remplit la casserole d'eau à la barrique et la plaça sur la cuisinière à bois. La poële elle atteris sur la grille d'une feu à l'air libre délimité par trois murets en brique, à peu de chose près on aurait dit un barbecue. Il jetta un coup d'oeil au fumoir et fronça les sourcils.

Merde, qui c'est qu'est censé s'occuper du fumoir ? Y a pas assez de bois bordel !

Ces collègues ne répondant pas, il rechargea le foyer avec du bois vert. Bien sur ça brûle mal, ça fume beaucoup, mais n'est ce pas la but ? Il se retourna vers Cendre-Lune.

Tu m'as fourni de la viande de qualité, j'ai fait qu'y rajouter quelques trucs qu'on trouve ici.

Il pris le pot de sucre de betterave sur l'étagère. Il était loin d'être raffiné comme celui de l'ancien temps, mais c'était pas une mince affaire d'en obtenir. Il le posa sur la table et commença à découper les pommes en huits parts égales.

Des carrottes, du céléri en branche et quelques herbes aromatiques.

Il les épépina et retourna vers la casserolle pour plonger les quartiers dans l'eau. Juste à côté la poële continuait de chauffer à vide.

Le seul truc un peu technique c'est de gérer correctement la cuisson. D'ailleurs c'est bien soivent le cas dès qu'il y a un truc à cuire...

Il retourna vers le plan de travail et vida du sucre sur une partie propre de la table. Il était grossier et les cristaux loins d'avoir la taille adéquate. Il saisit un bol qui trainait et s'en servit comme pillon sur son tas de sucre. Quand il eu fini, il plaça le couteau dans sa ceinture, récupéra les épluchures et alla les jetter dans une poubelle non loin de là, celle ci ne servait qu'aux végétaux afin de pouvoir la donner aux lapins de l'élevage. En revenant il fit un détour vers la casserolle et constata que l'eau commençait à fremir. Il piqua les morceaux de pommes avec le couteau et haussa les épaules. Il avait quelques minutes à attendre encore. Il changea, un peu,de sujet.

Tu t'attendais à quoi alors.

C’était distrayant de le taquiner gentiment comme ça, dans une ambiance dénuée de tensions, dénuée de haine et de mépris. C’était reposant pour ce bout de femme toujours en colère.

Il continuait d’aller et venir méthodiquement, de parler tout en étant concentré sur ce qu’il était en train de préparer. Elle était curieuse, qu’est-ce qu’il comptait faire de ces pommes ?

Cette volonté ferme de vouloir rester sur ses positions, ce côté bourru quand il se rendit compte qu’il n’y avait plus assez de bois continuait de l’amuser énormément. Elle se serait bien portée volontaire pour lui donner un coup de main, mais elle savait pertinemment qu’en ce qui concernait la nourriture elle n’était douée que pour deux choses, la chasser et la manger.
Quand il ramassa les déchets et lui tourna le dos pour les vider dans un poubelle déjà pleine d’épluchures, elle porta son index à la bouche et le trempa rapidement dans le sucre broyé avant de de nouveau le remettre ni vu ni connu à la bouche. Un peu gênée quand il se retourna de son délit de gourmandise, elle employa la meilleure défense qu’elle connaissait, l’attaque. Les yeux rieurs, elle ôta le doigt libéré de la délicieuse substance pour le taquiner plus avant.

Oh rassure toi, je ne dis pas non plus que ta recette avait la prétention de répandre la paix sur Terre…mais bon….au moins l’estomac et les papilles d’une pauvre bête sauvage affamée.

Elle sourit toujours.

"Tu t’attendais à quoi…"
A rien justement…ou alors certainement pas à une réaction si rapide et encore moins à se faire livrer à l’aube à son poste. Charmante attention qui n’avait pas manqué de la toucher. Avec le père Ichtios c’était plus du genre, si t’as faim, tu bouges ton cul, et si c’est pas bon t’as cas que le faire toi-même !
Elle se contenta de répondre chaleureusement.

Pas à ça en tout cas…

Elle quitta la table pour s’approcher et voir de plus près ce qu’il était en train de faire.
Le bois pas assez sec claquait bruyamment, laissant s’échapper une fumée noirâtre. On pouvait entendre la sève siffler au contact des braises encore rougeoyantes de la dernière flambée.
Elle chassa la fumée d’un geste de la main et lui demanda pleine de malice…

Tu prépares quoi là dis ?

Hans restait les yeux fixés sur la casserole, le couteau en main, piquant régulièrement les morceaux de pommes. Il fallait les ramollir suffisamment pour la suite, mais surtout éviter qu'elles ne partent en compote. Voilà, qu'une fois encore la cuisson était le point capital. Il laissa en suspend la dernière question de Cendre-Lune, mais cette fois ci uniquement parce qu'il n'avait pas envie d'y répondre. Elle le saurait bientôt. Pour l'instant il réfléchissait sur sa première remarque, à quoi jouait elle donc ? D'abord elle le pousse dans une direction qu'il n'apprécie guère, et l'instant d'après elle le tire en arrière par le col, au risque de le faire choir lourdement sur son séant. Les pommes étant à point, il enleva la casserole de la cuisinière et la posa sur la table. Il sortit les fruit de l'eau et les déposa sur une assiette ébréchée qu'il avait saisie au passage.

Pas à ça... Dans le genre évasif, ça se pose là.

Il se demandait bien quelle serait sa réaction, quelle qu'elle soit, Cendre-Lune aurait tout le temps de l'exprimer, il allait devoir être concentré pour la suite, il se contenterait d'écouter. Il prit une cuillère qui ne semblait attendre que ça de l'autre côté de la table, la plongea dans le tas de sucre, puis en couvrit les pommes humides en répétant l'opération, les enserrant ainsi dans une gangue sucrée et cristalline. Il vérifia que toute la surface des morceaux étaient bien couverte et apporta l'assiette près de la poële, les fruits étaient encore tièdes. La poële était maintenant chaude et Hans y déposa rapidement tous les quartiers de pomme, puis cavala à l'autre bout de la pièce, il avait oublié un ingrédient important pour la fin. Il revint aussi vite avec une bouteille d'alcool de betterave, merveilleuse racine. Il en versa un fond dans la poële ou le sucre commençait à caraméliser, mais surtout à coller. Une fois la bouteille à l'écart, il choisit un brandon, l'embrasa dans le foyer et le porta à la poële pour enflammer l'alcool. La flamme fut vive pendant quelques secondes puis s'affaiblit et disparu finalement quand tout le combustible fut consommé. Hans retira la poële du feu et le posa sur la table.

Elle fut surprise qu’il revienne sur la question, en plus il avait l’air de vouloir une réponse. Elle passa une main dans ses mèches azur en suivant l’arrondi de sa tête et l’arrêta dans sa nuque. Pourquoi lui répondre à cette simple question la mettait mal à l’aise tout d’un coup ? Heureusement il ne la regardait pas et restait totalement prit par ce qu’il faisait.
Etait-ce parce qu’elle trouvait le terrain glissant ? Certes il aurait été mal venu de donner le fond de sa pensée sur les hommes en général, établir la liste de tous ses griefs envers la gente masculine même si cela le plaçait, lui, étrangement au dessus de la norme. Parler de cela maintenant la mettrait dans cet état d’esprit qui ne la quittait jamais, cette colère amère, usante gangrène qui ne la rendait pas franchement sympathique.
Là elle était bien, presque annihilée de toute agressivité. La bête était docile, comme apprivoisée. C’était comme si les deux facettes arrivaient de nouveau à fusionner en sa simple présence, étrange placebo, guérir le mal par le mâle ? Mais ça elle ne s’en rendait pas compte, elle restait juste intriguée et profitait de cet état de paix intérieure qu’elle n’avait pas ressentie depuis longtemps. Pas de stress, pas de peurs, pas de tensions, pas de colères…pas de souffrance…ça paraissait presque nouveau tout ça pour elle, c’était comme si pour une fois elle était…normale ! Comme si elle était revenue à avant ses 19 ans, tout ça paraissait si loin maintenant. Comme un rêve qui nous laisse des sensations mais dont le contenu nous échappe quelques heures après le réveil.

Elle attrapa quelques pots, les ouvrit, sentit leur contenu et passa à un autre. Pauvre tentative de diversion le temps de trouver quoi répondre sans glisser trop avant et perdre le contrôle, venir gâcher le présent. Bon sang, c'qu'il faisait chaud encore...

Je…je voulais juste dire que je n’étais guère habituée à ce genre d’attention…t’étais pas obligé de venir me l’apporter à mon poste comme ça…

Tiens donc, la miss avait l'air mal à l'aise. Bien, autant ne pas insister pour avoir une réponse, une vraie s'entend.
Hans l'avait regardée farfouiller dans les bocaux d'aromates en versant le surplus de sucre dans le pot d'où il l'avait sortit, inutile de le gacher. Pendant ce temps, les pommes refroidissaient lentement, bientôt ils pourraient les manger. Il ferma le pot et alla le remettre à sa place, juste à côté de Cendre-Lune. Il l'interpella sur le ton de la plaisanterie :

Allez va plutôt te chercher une cuillère sur l'étagère là bas, tu vas tout déranger.

En fait les pommes étaient peut être encore un peu trop chaudes, mais avec le froid d l'hiver et la faim qui commençait à poindre, les quartiers de fruit caramélisées l'attiraient comme une lampe des insectes les nuits d'été. Il poussa la poële au milieu de la table et s'assit. Néanmoins s'il ne demanderai plus rien à Cendre-Lune sur le sujet, il ne pu s'empécher de se justifier.

Et qu'est ce que t'aurais voulu que je fasse ? Que je laisse la viande se gâter ? C'est quand même meilleur quand c'est frais. Et puis j'étais lancé alors... Du coup quand j'ai eu fini, soit je le laissait refroidir toute la nuit, au risque qu'un affamé passe par là et ne se repaisse, soit je te cherchais et je te l'apportais. Un petit encas quand tu montes la garde je suppose que ça fait du bien.

Honnêtement ce n'était pas tout, il le lui dit.

Et puis... Au bar, tu m'a annoncé être une bonne chasseuse, et tu me l'as prouvé en quelques heures. J'ai pris ça comme un défis, il fallait que je sois aussi rapide non ?

Alors c’était tout ! Juste une bravade de plus, l’envie simpliste et commune de répondre à un défi lancé ? Juste un gaspillage évité !
Elle était un peu déçue, même si ça paraissait logique en fait. Elle n’aurait sans doute pas du poser la question et continuer de croire naïvement à une charmante intention de sa part.
Elle reposa le dernier pot qu’elle avait en main à sa place, laissant à regret la bonne odeur du thym séché pour prendre la cuillère où il lui avait indiquée. Elle tapota lascivement l’arrondi de la cuillère sur le bout de son nez tout en se dirigeant vers le banc pour s’y asseoir. Elle se sentait obligée de répondre, cherchant malgré tout à dépasser sa déconvenue.

Oui, c’est vrai…On peut dire que tu as fait vite…tu as pu dormir après ? Je ne savais pas si tu étais couché ou non quand j’ai ramené le gibier à ta tente. J’avoue que je ne savais pas trop où te l’apporter à cette heure avancée de la nuit. J’avais un peu peur qu’on chaparde mes prises avant que tu ne les trouves. Tu sais déjà ce que tu vas faire avec la biche ?

Elle glissa les jambes sous la table en regardant l’intérieur de la poêle avec un grand intérêt. Ca sentait bon. Cuire des pommes, voilà qui était original. Leurs couleurs avaient changé, mais ça sentait vraiment bon.

Tiens donc. Le ton de Cendre-Lune avait changé, il faut croire que la réponse ne la satisfaisait pas, étrange pour une réponse qui ne semblait pas l'intéresser peu de temps avant. D'ailleurs non seulement le ton, mais le discours aussi, il était à cents lieues du précédent . "as tu pu dormir ?" Qu'est ce que ça faisait là ?. Etrangement ça l'amusait un peu. Qu'attendait elle de lui, attendait elle juste quelque chose...? Ainsi cogitait il en écoutant sa réponse.

Bon, et si on continuait en faisant un sort à ce plat hein. A toi l'honneur.

Cendre-Lune semblait intriguée et intéressée. Dubitative peut être ? Il tapota sur une des pommes avec sa cuillère.

Pommes caramélisées j'espère que le caramel est assez croquant. Vas y, sers toi...

Tu veux que j'te dise, on s'en fout de savoir si j'ai pu dormir. Tu m'as donné une occasion de me faire plaisir, je t'en remercie, et apparement de te faire plaisir aussi puisque tu sembles avoir apprécié l'émincé de lièvre. Le reste on s'en fout.

Alors que Cendre-Lune tranchait une quartier avec sa cuillère, elle semblait plus intéressée par la texture du plat que par le gout. S'il n'avait pas loupé son coup, et il avait tout fait pour ne pas se louper, elle oublierais bientôt la texture. En tout cas l'aspect visuel.

L'été, je suppose que la biche aurait fini à la broche, mais c'est une belle prise avant l'hiver. On va en fumer une grande partie, on sera bien contant dans quelques mois.

La moue boudeuse ne résista pas bien longtemps à l’appel de la gourmandise. Il avait de la chance sur ce coup là.
Elle repensa aux simples ingrédients qui composaient la recette qu’il venait de réaliser sous ses yeux et parut surprise de découvrir la métamorphose opérée par la cuisson. C’était comme si on avait changé le tout. Les cristaux roux qu’elle avait portés à sa bouche tout à l’heure et laissés fondre avec délice sur sa langue avaient tous disparu, laissant à la place un jus solide de couleur ambrée. On pouvait encore sentir le parfum juteux des pommes, mais pas seulement. C’était difficile à définir, juste une idée de sucré qui s’accrochait aux papilles par le biais des narines.

Puisqu’il lui laissait la primeur de goûter, elle ne se fit pas prier, son estomac ne lui aurait pas permis de toute façon
Caramel avait-il dit…quel joli mot. Elle l’avait déjà entendu une fois, alors qu’on parlait de la couleur de sa peau, mais à bien regarder, à comparer, celle-ci avait plus la couleur du chocolat.
Ce fameux caramel était dur mais une fois percé la pomme fondait et se laissait trancher par la cuillère sans difficulté. Etrange comparaison qu’elle aurait pu se faire d’elle-même, même si son caramel à elle était bien plus solide. Sans doute avait-il brûlé par manque d’attentions…

Le fait qu’il la regardait comme ça afin de voir ses réactions était un peu embarrassant. Alors qu’elle portait la cuillère à sa bouche, elle s’en rendit compte et se mit à rougir franchement. Elle s’arrêta dans son élan, gênée, et lui dit.

Ben…tu manges pas toi ? T’as pas de cuillère…

Il haussa un sourcil, bien sur que si qu'il avait une cuillère. il venait de s'en servir devant elle, et elle était encore dans sa main droite, atendant son heure. Qu'est ce qui pouvait bien la perturber comme ça ? Il l'agita devant son nez avec un petit mouvement de droite à gauche.

T'inquiètes pas pour ma cuillère, elle va bientôt servir. Mais... D'un je connais le plat, donc je te laisse découvrir, de deux t'es disons... mon invitée ici, donc à toi l'honneur. De trois...

Allait il dire une connerie ? Peut être. Mais une fois encore, il ne le saurait que s'il poursuivait. Pourquoi rougissait elle d'ailleurs ? Si tant est qu'elle rougisse, ce n'était pas évident à distinguer avec le teint de sa peau. La question l'avait etrangement traversé entre deux mots.

Mets ça sur le compte d'un reste de... galanterie.

Mais quel con, il n'avait rien de quelqu'un de galant, enfin en général. Qu'est ce qui pouvait bien lui passer par la tête. Qu'est ce qui chez Cendre- Lune lui faisait dire des trucs comme ça ? Il dirigea sa cuillère vers la poële comme si de rien n'était, fixant ses yeux sur le quartier qui allait se faire éventrer tel un bateau s'abimant sur un iceberg.

Elle n’en croyait pas ses yeux. Elle qui était capable d’anticiper et mettre à froid la moindre lame dissimulée sur un adversaire à sa portée, voilà qu’elle venait de se laisser surprendre par une stupide petite cuillère dans la main d’un adorable cuistot… pacifiste.

Elle ne l’avait vraiment pas vu dans sa main, et le fait qu’il la narguait comme ça en la balançant sous son nez était encore plus embarrassant que de le laisser la regarder manger. La guerrière aguerrie prise en faute d’inattention. Ca devenait sérieux, était-elle malade ?

Elle n’avait vraiment plus l’habitude de ressentir un tel sentiment de gêne. Quand on passe son temps à remettre à leur place des tueurs nés, agressifs et vulgaires, à faire gicler des carotides avec indécence on s’imagine incapable de ressentir encore ce genre d’émotions qui vous rend aussi faible et honteux qu’un enfant. Le seul repli qu’elle trouva, enfourner la cuillère sans plus réfléchir, en évitant soigneusement son regard.

C’était encore tiède. Le dessus craquait légèrement mais cédait sous l’action de la salive pour envahir le palet et la langue d’une douce saveur sucrée. La pomme avait perdu de sa fermeté si particulière et n’avait nullement besoin des dents pour fondre dans la bouche. C’était vraiment délicieux. Elle finit par en rire. Surtout quand il parla de galanterie avec l’air pataud de le regretter dans la seconde.
Elle finit par poser les genoux sur le banc, le buste à demi couché sur la table, se plaçant juste au dessus de la poêle pour ne pas en rater une miette. Peu importait au final qu’elle ressente de la gêne ou non face à lui, tant que cela ne devenait pas une habitude et ne se répétait pas avec les autres. C’était bon, elle était bien, le sucre avait sur elle un effet euphorisant semblable à l’alcool. Elle replanta la cuillère dans le plat en quête de l'autre moitié et avoua…

C’est délicieux…vraiment ! Je ne pensais pas qu’on pouvait obtenir un tel résultat avec de simples pommes. En général je me contente de les croquer telle quelle.
Par contre si tu ne te dépêches pas je vais tout manger !

Une expression malicieuse lui donnait des traits moins durs que d’ordinaire.

Au fait…merci…

Une fois encore cendre-Lune avait changé du tout au tout. Peut être ce qu'il avait dit y était pour quelque chose, mais fanchement il en doutait.

Au mais de rien, content que ça te plaise.

Il appuya sur la pomme sous sa cuillère, et la senti resister un petit moment avant de céder quand il imprima la force nécessaire. Le caramel se brisa et les fragments restèrent collé à la pomme, maintenus en place par l'intrusion du métal. Il fit tourner sa cuillère d'un geste expert et celle ci se retrouva chargée. Rien que ce petit jeu lui mettait l'eau à la bouche. Lorsqu'il referma ses lèvres sur la cuillère, ses sens s'éveillèrent en grand. Surtout le gout et l'odorat. Le plaisir qu'il retira du contraste entre le caramel dur et le fruit fondant, de la chaleur et du sucre, de ce petit gout acidulé étouffé par la cuisson, lui fit presque oublier le reste. Que ça lui avait manqué dans le désert. Quand il eut avalé la bouchée fondante, il recommança le manège.

Tu sais , dans l'ancien monde ils faisaient des recettes bien plus évoluées avec des tas d'ingrédients différents. Aujourd'hui, ce qui compte, à mon point de vue, c'est de faire le meilleur plat possible avec les ingrédients les plus simples. C'est pas évident, c'est un challenge.

Il engouffra sa deuxième bouchée, recommença son cinéma interne et pousuivit.

D'ailleurs, aucune chance que je te laisse toutes les pommes, j'ai faim et j'adore ça. En plus si j'en ai fait pour deux, c'est pas pour rien.

Elle en était déjà à sa troisième bouchée, les yeux glissants des siens à sa cuillère régulièrement. Bien qu’elle l’écoutait il lui était difficile de résister à l’envie d’y re-goûter encore…

J’ai du mal à imaginer comment c’était le temps d’avant. Quand je repense à des livres ou des magazines avec des photos que j’ai pu voir de cette époque, j’ai l’impression de lire de la science-fiction illustrée.
Ca ne me parait pas réel. On a le sentiment que tout le monde était parfait, propre sur eux et heureux.
Là tu vois c’est du concret pour moi. Pour toi ce n’est peut-être rien de préparer ce plat, mais je peux t’assurer que pour une femme comme moi qui ait traîné dehors pendant plusieurs années, qui ait connu la viande bouillie à l’eau, les repas prit à la va vite sous la pluie et le vent, je suis au paradis là.
Y’a des gens pour qui la cuisine se limite à transformer du cru en cuit. Enfin là je ne parle même pas de moi, puisque je ne cuisinais pas dans mon groupe.

Elle sourit tout en grattant légèrement un coin de la poêle avec le bout de sa cuillère.

En tout cas challenge réussit ! C’est vraiment trop bon ! Je sens que je ne vais plus te lâcher et squatter les cuisines régulièrement…enfin si je ne me fais pas chasser à coup de pieds, je ne voudrais pas déranger le chef...
Au fait, y'aurait pas un truc à boire avec ça ?

Hans aussi continuait à se servir dans la poêle et la quantité baissait dangereusement, mais quoi de plus normal, c'était fait pour après tout. En plus elle l'avait amené sur son terrain, peut être pas sa raison de vivre, mais un de ses cheval de bataille oui.

T'inquiète pas pour la passé, si ça a pété, c'est pas sans raison, et certainement pas parce que c'était parfait... R'garde ton lance pruneau, dis moi voir de quand il vient...

Il refit le coup de la cuillère à la verticalle, le coude bloqué sur la table comme s'il était détenteur d'un quelconque savoir, ce qui n'était évidemment pas le cas, et il le savait. Mais la pose lui venait sans qu'il y ait vraiment réfléchi

Mais bon, c'est pas le genre de truc qui me tiens à coeur, par contre la bouffe de campagne, ça.... Ca ça compte pour moi. J'ai jamais compris pourquoi les gens se contentaient de bouffer des trucs fades. Moi aussi ça m'est arrivé, défois t'as pas le choix. Mais souvent, à partir du moment où t'es pas dans le désert, y'a moyen de faire des trucs qui ont bon gout sans trop de difficulté.
J'te donnerais quelques trucs si ça te dit, c'est comme tout, ça s'apprend.

Par contre, Si tu traines dans la cuisine régulièrement, eh bien...
D'un je ne suis pas chef, de deux d'autres risquent de raler si tu gènes, de trois autant que tu en profite pour apprendre des trucs si ça te dit. Mais je te remercie du compliment.

Il replonga vers les pommes, s'il avait à aller faire un tour au bar, autant emporter un peu du goût avec lui.

Qu'est ce que tu veux boire sinon, j'ai cru comprendre que t'aimais pas trop le tord boyaux...

Elle avait arrêté de piocher dans la poêle, le plat de la langue calée dans le creux de la petite cuillère, immobile. Un léger voile presque imperceptible matifia ses pupilles pendant quelques seconde.
Bien sur qu’elle savait ! Ce n’était pas tant l’arme qu’elle possédait que la main qui l’avait forgé, l’esprit qui l’avait créé, les raisons qui en étaient l’origine première.
L’homme ! Ce parasite, la gangrène de cette Terre.
La pensée s’effaça dans l’instant, réchauffant son regard, concentrée de nouveau sur les mots formés par sa bouche. Elle évita soigneusement de donner son point de vue, c’était inutile...

Les gens se contentent de peu sur la route parce la faim et la fatigue sont trop souvent intenables. On n’a pas la patience d’attendre que ça mijote. Quelque chose de chaud et de consistant, c’est bien souvent tout ce qu’on demande sans faire les difficiles.
Quoique maintenant que j’ai goûté à ça…

Elle tira la langue avec malice avant de replonger la cuillère vers les derniers morceaux qui avaient fondu comme neige au soleil.

Moi ? Tu voudrais m’apprendre à cuisiner quelques trucs…
C’était une drôle d’idée.
Mais…moi, je ne pourrais pas te rendre la pareille. J’imagine à la vue de ce que tu m’as confié tout à l’heure qu’apprendre quelques prises en échange ne t’intéressera pas.

Elle fit le deuil du dernier morceau en essayant de le garder plus longtemps que les autres dans la bouche afin de faire durer ce petit plaisir…encore. Puis elle glissa les jambes de l’autre côté du banc, se releva en se tapotant le ventre.

Hummm…non je n’aime pas boire d’alcool, je n’y suis pas accoutumée, ça me tourne vite et je trouve l’odeur et le goût trop agressifs. Mais bon je ne vais pas tarder non plus, avec ma garde qui commence à l’aube je ne peux pas traîner toute la nuit.

Elle leva les mains au ciel pour s’étirer.

J’espère juste qu’ils ont fini leurs cochonneries sur la place…j'aimerai pouvoir dormir dans le calme pour une fois.
Tu te sens bien ici toi ?

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